Ce matin

Publié le par Youki

11 juillet 2015, N'Djamena

 

Ce matin une femme s'est fait exploser au grand marché de N'Djamena, causant environ 15 morts et 70 blessés.

Pour nous, les expats d'une ONG internationale, cela faisait très longtemps déjà que nous étions interdits de marchés (et de marcher), nous ne risquions rien, personne n'a été touché. Heureusement notre cuisinier non plus, qui était au marché ce même matin, mais il n'a rien vu ou entendu. Alors, peut être que personne de nos collègues n'a été touché, peut être que les victimes ne sont encore une fois que des inconnus. Est-ce qu'alors ces meurtres portent moins d'importance, non, mais ils nous affectent moins.

 

Je me disais, peut être, j'espère, que l'une des conséquences indirectes de mon expatriation au Tchad est que mes proches se sentent plus préocuppés par la situation dans ce pays, dans la région, et ainsi plus touchés à chacun de ces événements tragiques. Car sinon le reste du temps qui en France, en Occident, s'intéresse aux morts au Tchad ? Au Nigéria ? Au Cameroun ? Alors que tous les jours des attentats sont perpétrés, tous les jours des hommes, femmes et enfants meurent. Mais il y en a trop, ils se ressemblent trop, cela devient une habitude et on ne fait plus attention.

 

Comme j'avais poussé un cri d'indignation après l'attentat à Charlie Hebdo, quand le monde s'est tourné en coeur vers la peine, la déroute des parisiens/français – et les informations françaises se sont figées sur ce terrible événement plusieurs jours durant, occultant le reste du monde. Pourtant le même jour au Nigéria des villages s'étaient fait massacrer par Boko Haram - 100 morts, et un attentat dans une mosquée au Yemen avait fait près de 40 morts. Mais là bas – ici – c'est tellement habituel, cela vaut à peine un filet en bas d'écran. Ce sont tous ces morts que nous ne pleurons jamais.

 

Mais est ce que ce relativisme cynique change quelque chose ? Je demeure une bienheureuse entre ma maison bunkerisée, le bureau bunkerisé et les quelques restaurants pour expats à la sécurité renforcée – qui ne suffirait sans doute pas à nous protéger mais au moins rassurent les clients. Le monde continue de tourner, je ne compte pas les morts en Asie, que je connais si mal (hélas), je soupire pour ceux de nos pays Africains, du Moyen Orient, Occidentaux. Je suis certes indignée, mais l'indignation dans un canapé devant la télévision est bien peu de chose. Au moins peut elle aiguiser des idées et arguments pour contrer le chauvinisme, le racisme, la haine et la peur. Etre informé, correctement informé, est le premier pas. Toujours se rappeler, marteler, que nous sommes, tous, des être humains. Vient ensuite le dialogue, déjà une forme d'action, puis d'autres formes d'engagement où l'on donne plus que des mots. Mais je ne suis point militante moi-même – pour le moment.

 

Paris, 15 octobre : cet article résonne toujours aussi fort en moi alors que je m'apprête à le publier. La semaine dernière un nouvel attentat simultané a de nouveau tué près de 40 personnes au Tchad, au marché de Baga Sola et dans le camp de retournés à l'abord de la ville. Comment vivre encore au quotidien, mais a-t-on un autre choix ; comment apporter l'aide humanitaire, qui se portera volontaire ; comment continuer là bas avec la peur des ombres au ventre ; comment quitter aussi, les abandonner, partir.

Publié dans L'apprentie

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